Vélo vert
VÉLO VERT
C’est un vélo tout neuf, un vélo de ville (d’ailleurs on est en ville), avec son porte-bagage, sa sonnette chromée. Il est vert foncé, ses garde-boue, aluminium. La pompe, de cette même couleur, est à sa place. Les freins sont à patins. L’éclairage est alimenté par une dynamo. Le carter de chaîne, qui préserve les vêtements de la graisse, est joliment marqué Motobécane. Sur le trajet de la chaîne se trouve un dérailleur, car ce vélo possède des vitesses grâce à 4 pignons qu’on peut commander depuis un levier situé vers l’avant du cadre (normal, en 1976 c’est un vélo moderne). J’allais oublier, peut-être le plus important : une ondulation du cadre donne au véhicule son aspect séduisant : c’est un vélo de femme ( j’avais envie d’écrire " de dame "). On y monte de façon élégante et discrète, sans ressembler à une gymnaste en pleine exhibition. Rien à voir avec les modèles pour homme avec cette barre horizontale, virile, qui n’évoque pas la même grâce.
C’est au travers de la vitre du bus à l’arrêt que je le vois pour la première fois. Les rayons des roues en mouvement scintillent au soleil, comme exprès pour attirer mon regard, et c’est un voyage imprévu qui commence sous mes yeux ravis : le bus n’existe plus, sauf à être ma prison pour l’instant, et sa vitre, sa vitrine, m'offre l'image d’une magnifique amazone chevauchant la monture ; une amazone sans arc, ni carquois, ni heureusement sans la mutilation évoquée par les mythologies : sur sa poitrine intacte se croisent la sangle d’un petit sac orange et celle d’un baladeur à cassette. Je suis étreint d’une émotion que je ne connaissais pas, adéquation de l’instant, du véhicule brillant, de cette inconnue et de son mouvement, qui me bouleversent, avec pour décor en arrière-plan le Parc de la Maison Blanche plus beau que d’habitude. Me vient à l’esprit la chanson de Claude Nougaro " Un été " et l’émoi qu’elle suscite. Je me demande quelle musique elle écoute et qui fait sourire ses lèvres rouges : une chanson actuelle de Joe Dassin, ou bien Dave… Ou peut-être a-t-elle obtenu son bac… Mais elle est déjà passée et mon bus vient aussi de quitter son arrêt. Je me tords le cou pour un dernier regard vers l’inconnue et son bijou étincelant. Comment passer à autre chose ? Il m’est impensable que cela s’arrête. Je songe maintenant aux Passantes d’Antoine Pol dont le texte est si bien interprété par Georges Brassens ; je voudrais rembobiner ma propre cassette puis prolonger l'instant magique.
Dans la nuit, entre ma nouvelle résolution et des réflexions sur les circonstances permettant de retracer le chemin de l’inconnue, je fais un rêve : je suis un garçonnet assis sur le porte-bagages, les pieds écartés pour éviter qu’ils se prennent dans les rayons et j’enlace très fort de mes deux bras la taille de celle qui m’apparaît comme une grande sœur. Elle s’en plaint mais je ne relâche rien. Nous filons en roue libre dans une descente. Une longue chevelure vole au-dessus de ma tête comme la queue d’une comète. Les chaos provoqués par la chaussée me font mal aux fesses mais accentuent la sensation agréable du contact de ma joue sur le dos de ma conductrice. Les yeux fermés, je luis fais confiance dans cette descente vertigineuse. Je veux que ça ne s’arrête jamais. Un bruit soudain et strident me fait rouvrir les yeux sur le décor de ma chambre. Un imbécile vient de klaxonner pour une raison sûrement idiote ! Je reviens péniblement à la réalité. Je ne suis pas un enfant. J’ai rêvé. Mais tout n’est pas perdu, je vais pouvoir continuer mon enquête, ma quête.
D’où vient l’inconnue ? Où va-t-elle ? De jour en jour, de rue en rue, mon activité improvisée de détective porte ses fruits. Mon cœur bat de nouveau quand je revois l’inconnue au carrefour de l’Anémomètre. Je suis dans l’ombre des arbres, en marge de cet endroit qui me fait penser au carrefour parisien de l’Étoile mais beaucoup plus en accord avec mon goût et apparemment avec le sien car elle en fait plusieurs fois le tour, comme un enfant sur un manège. Je profite ainsi, comme d'un cadeau, de tout le temps nécessaire à l’admiration. Il fait encore beau et elle porte un chapeau de paille entouré d’un ruban dont les extrémités volent au vent. Son chemisier à fleurs multicolores est en parfait accord avec les bien-nommés écrous-papillons qui fixent les roues. La merveilleuse mécanique de ses jambes est en partie cachée par une jupe plissée qui dévoile à peine les genoux ; c’est bien, c’est mieux, ça suffit : il faut préserver le mystère, les secrets, sinon le charme disparaît. Quand elle passe une dernière fois devant moi, j’ai l’impression qu’elle m’a repéré ; je crois saisir un sourire fugace sur les lèvres et dans les yeux, dont je ne distingue pas la couleur. Est-ce bien un sourire ou le fruit de mon imagination menteuse ? Serait-ce une certaine malice qu’elle teste sur moi, consciente du pouvoir de séduction de la femme naissante ? Je sens qu’elle va partir, peut-être par la route de la Fontaine aux Lynx… C’est la route de la Garenne qui a sa préférence. Une autre fois je me posterai près de l’étang du même nom pour ajouter, avec un peu de chance, un nouvel indice à mon dossier.
Les semaines passent. Imperceptiblement je perds l’espoir en même temps que la trace. Que de turbulences intérieures depuis quelques mois ! Un trajet ordinaire en bus, une vision, un hasard, et la vie s’en trouve polarisée. On sent que plus rien ne sera comme avant. Les montagnes russes de l’émotion me plongent maintenant sous le ciel de novembre. La brume grise plaque au sol le moindre germe d'espoir, et l’humidité glaciale s’introduit par le col des vêtements, par les poignets, pour se concentrer et se figer le long du dos. Depuis le point de vue du parc forestier, Montmartre semble elle-même se déliter. Comme moi, le ciel d’Île-de-France porte le deuil de l’été. J’erre ici et là. En passant sans but sous les lignes à haute tension surplombant la rue Fauveau, je me demande si la vie est ainsi faite que le vide ou la déception doivent sur la balance être toujours un contrepoids au bonheur entrevu. Absorbé par cette réflexion je suis surpris par le coup de sonnette d’une bicyclette… Je m’écarte de justesse. Un ciré rouge, un bonnet à pompon dont s’échappent quelques mèches sauvages, un appui nerveux sur les pédales… Je cours, mon cœur s’emballe, la vie reprend ! Je cours encore, je suis fou ! Le grésillement humide de la ligne à haute tension assiège ma tête électrisée quand j’arrive, haletant, interdit, devant un portail qui vient de se refermer.
Sonner ? Frapper ? Et lui parler ? « Euh… bonjour, euh… je voulais… » Elle me regarderait, incrédule et bouche bée. « Euh… en septembre, j’étais sous les arbres ; euh… vous avez souri… » Là, elle s’impatienterait et j’aurais tout perdu. À quoi est-ce que je ressemble, planté là dans ce pantalon et cette brume collante ? À rien, un mendiant… Elle aurait bien raison, peut-être après un éclat de rire, de retourner à ses occupations. Pour qui je me prends ? Je ferais mieux d’organiser ma vie au lieu de déranger la sienne. C’est ça, il faut que je sois crédible, que je me construise. Nous sommes jeunes, nous avons le temps. Voilà que je pense déjà à la prochaine belle saison. J’aurai pris de l’assurance. Je reprendrai le bus, ou mieux : je prendrai position dans le Parc de la Maison Blanche, pour commencer…
C’est un vélo que nous venons de recueillir à la ressourcerie, comme on adopte au refuge un chien âgé. J’y pensais depuis quelques jours avant de l’y découvrir. Sa sonnette est muette comme un chien âgé qui n’aboie plus. La chaîne sèche ne couine plus depuis longtemps et le caoutchouc des pneus, sec et ridé, ne supporte plus la promenade quotidienne. Les rayons, même ensoleillés, n’ont plus le lustre des années 70. Comme le chien âgé, ce vélo vert ne dépassera plus la limite de notre jardin, en Drôme Provençale. De même que le chien peut porter une médaille gravée à son nom et son adresse, le cadre de ce vélo vert porte toujours à l’avant, sous le guidon sur lequel j’ai posé les mains, et où se sont posées autrefois, souvent, les mains de l’inconnue, une plaque gravée indiquant une identité féminine, et une adresse, rue Fauveau, à Clamart.
Je ne connais pas Clamart, pour n’y être jamais allé.