Rue Mirabeau, une musique.
RUE MIRABEAU, UNE MUSIQUE.
Sous la fenêtre de ma petite chambre était le jardinet, environ 25 m². En face, de l'autre côté de la rue, le mur d'enceinte d'une propriété d'une surface également de 25, mais cette fois comptée en hectares, et qu'on appelait le Parc Masurel, avec le château du même surnom, en référence à la famille qui l'occupait. Derrière ce mur, un rideau d'arbres centenaires, marronniers, érables… qui ferme encore aujourd'hui le décor, laissait s’échapper le roucoulement sinistre de pigeons ramiers et tout un cortège sonore de passereaux. Devant le mur, alignés sur le trottoir, les poteaux électriques en béton distribuaient le courant et l'éclairage public. Cet équipement me fit un jour penser à une portée musicale ; quand les hirondelles présentes à la belle saison se perchaient sur les fils parallèles, un oiseau de face représentant une blanche, un autre de dos une noire, parfois même la queue fourchue pouvant faire apparaître une croche, et voilà, cris et babillements à l'appui, en clé de sol, en clé de ciel, la musique de mon enfance était lancée, à lire comme toute musique, vers la droite en suivant la cadence imposée par les poteaux qui tenait le rôle des barres de mesure.
La chaussée pavée descendant devant chez nous vers la droite remontait ensuite pour atteindre la sortie de l’agglomération. Ça a beaucoup changé, mais à cette époque, les maisons alignées laissaient place aux champs et c'était une autre musique, invisible : quelque faisan caché au sol ou une alouette difficile à repérer haut dans le ciel. Enfin, au bout de la portée musicale, les soupirs échappés du cimetière aux confins de Bondues, la commune voisine, juste avant l'autoroute vers la Belgique toute proche, coup de hache au travers du paysage champêtre de mon enfance.
Je me souviens du passage matinal du marchand de lait : un coup de Klaxon du fourgon gris Citroën précédait un appel vocal de ténor dont tout le répertoire tenait en deux notes, un fa et un la : « le lait ! » et dont la seconde syllabe, bien ronde, tenait naturellement 4 temps. Louis était le laitier. D'autres véhicules qu'on ne voit plus aujourd'hui passaient aussi, régulièrement ou épisodiquement : un vieux cheval, dont le pas sur les pavés figurait le son de cuillères musicales, tractait la charrette de la chiffonnière qui collectait ce qu'on appelait chez nous les berlouffes. Un camion était celui du marchand de moules, celui-là rameutait le chaland en actionnant une crécelle ; pas d'emballage sous vide dans des barquettes en plastique ni de frigo pour ces bivalves, mais des sacs en toile de jute. En hiver il fallait se ravitailler en charbon pour le chauffage, pour nous c'était du « 20/30 » ou mieux du Ciney, plus fin. Les sacs de 50 kilos traversaient ainsi la maison sur des épaules de colosses pour être versés avec un fracas de roulement de tambours dans leurs « cotches » respectifs.
Plus festif était en été le passage de l'estafette multicolore du marchand de glaces, qui signalait son arrivée par une trompe à plusieurs tons ; là il valait mieux courir pour ne pas louper la belle occasion d'un cornet à une boule, voire 2 ! Quand le soir venu tout était devenu plus calme, ma musique devenait choisie et je me souviens notamment d'une cassette que j'écoutais en sourdine, fenêtre ouverte sur le début des nuits d'été : l'album Harvest, de Neil Young. Au matin, en parallèle des chants d'oiseaux, une autre musique de fond se faisait parfois entendre comme une résonnance de cymbales à l'arrière de l'orchestre : c’était la scie du marbrier voisin, dont la grande lame circulaire coupait la pierre bleue de Soignies ; ce pouvait être une nuisance, mais non : c'était la musique du quartier.
L’intérieur de la maison n’était pas exempte de sons musicaux. Ce qu’on appelait le pick-up passait les disques du moment. Un piano droit Gaveau tout noir était calé dans l’entrée juste à côté de la porte et les doigts de ma mère couraient parfois sur le clavier pour y jouer notamment son air préféré, la Lettre à Élise. J’entends aussi encore la voix de mon père le dimanche matin, utilisant son rasoir électrique devant le petit miroir mural accroché par une chaînette dans la véranda, tout en fredonnant des airs de son temps, d’un autre temps qui était le sien, qui était sa musique.
Maintenant fait partie de mon temps mon propre souvenir musical de la rue Mirabeau, et il paraît que je ressemble à mon père.