Le tricot

 LE TRICOT

Te souviens-tu Maman de ce tricot que j’avais voulu, travaillé en quatre couleurs, à quatre aiguilles, dont l’épaisseur me tiendrait au chaud comme la meilleure des couvertures, dont tu me dirais plus tard que ça n’était pas un cadeau, qu’il ne fallait plus t’en demander de semblables ? Je sais pourtant bien que si j’en avais voulu un autre, tu en aurais fait un autre, avec de nouveau les multiples essayages nécessaires, par morceaux, quitte à ce que tu défasses plusieurs heures de travail, que tu recalcules le nombre de mailles, le nombre de rangs, les diminutions nécessaires…

Oui, peut-être que tu t’en souviens, parce que ça ne date pas hier… mais plutôt d’avant-hier.

Non, aujourd’hui, je ne t’en demanderais plus autant.

Il y a longtemps les aiguilles ont été supplantées par une machine à tricoter, d'abord un peu, puis complètement. Le temps a passé, les aiguilles des horloges font des tours, et jouent des tours aux aiguilles des tricots, maintenant dépassées, inutiles, remisées, comme la machine, partie en vrac à Emmaüs.

La vie a ses hauts et ses bas, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, des mailles tombées, jamais ramassées, qu’on ne retrouve plus, comme les mots que tu cherches maintenant pour tricoter quelques phrases. Quelque chose des pelotes du tricot à quatre couleurs qui entravaient tes pieds doit être resté, pour que tu tombes à ton tour aujourd’hui. Ton corps, qu’un peu plus chaque jour tu ignores, te fait défaut. Les appuis te manquent, qui fuient parfois tes mains. Tu louvoies entre des abîmes sombres comme tes yeux fous et les chemins de tes labyrinthes. Tu sais ce que tu veux dire, mais les occasions de saisir le pompon du manège sont de plus en plus rares pour avoir droit à un tour en plus ; tu deviens trop maladroite. Prise dans tes sables mouvants, tu bats l’air nocturne de ton filet à papillons.

Oui, tu connais encore mon nom, tu dis encore merci ; mais comment te dire merci, à toi, aujourd’hui ? Toi qui t’éloignes un peu plus chaque jour vers ce pays incompréhensible, peuplé de monstres qui effraient déjà tes nuits. Comment de dire merci, Maman, pour ces cinquante-trois dernières années… 

Alzheimer.