Faire peur
FAIRE PEUR
Je ne me suis jamais éloigné de la ferme, tout au plus un ou deux kilomètres, passant tout l’hiver à l’abri car on n’a jamais besoin de moi en cette saison. Maintenant que le printemps est là, je me suis fait accompagner au beau milieu d’un champ, en même temps que mes acolytes, et nous y avons été dispersés afin de se partager le travail ; peu m’importe l'isolement puisque je n’ai rien à leur dire et qu’avec plusieurs mois de labeur devant moi, j’ai une fonction importante à assurer.
Comme chaque année, je me suis fait rhabiller de pied en cap, et bien que ma dame d’atours soit souvent mieux vêtue que nous autres, j’ai, au départ, un aspect assez chic grâce à son imagination : je porte un chapeau provençal qui me donne un air d’Aristide Bruant, d’autant plus qu’il est assorti d’une écharpe ne demandant qu’à flotter à la moindre brise. Dessous, les manches trop longues d’une chemise à carreaux me donnent sous le vent les allures d’un sémaphore ferroviaire. Tout cela, c’est ce qu’on dit de moi et c’est tout ce qu’on cherche. Je pourrais trouver cela bizarre, mais avec ma longue expérience, j’évite de penser. Une chose pourrait me gêner au début de la saison, faut-il le dire… je n’ai pas de pantalon… et je ne peux pas me sauver puisque je ne sais pas marcher ; on ne me l’a jamais appris. Bien heureusement la végétation grandit, et préserve assez rapidement ma pudeur.
Il paraît que je fais peur. À cause de cela, je ne me fais pas beaucoup d’amis, ou pas tout de suite : chaque année commence mal, mais quand on me connaît on finit toujours par s’approcher de moi. Des merles, des étourneaux, des corbeaux ou des pies finissent par voleter autour de mon chapeau, et même se percher sur mes épaules, transperçant de leurs griffes ma chemise à carreaux.
Vous penserez que dans cet abandon je me sens triste, mais que serais-je bien capable de penser, moi, dans cette chemise, sous ce chapeau, dans ma tête de paille, ma tête d’épouvantail ?