En roulant vers toi

                   JE ROULE VERS TOI

     À l'heure où la plupart des hommes et des femmes est encore chez soi, sans y être vraiment, bercé par les vagues d'un sommeil paradoxal, chacun vivant dans ses rêves, des rêves d'avant, des rêves d'ailleurs, alors que la nuit enveloppe encore une ville qui semble rêver elle-même entre sa veille et son lendemain, je suis sorti. J'ai posé mon sac sur le siège passager (je ne prendrai pas d'auto-stoppeur). J'ai fermé délicatement la portière afin de ne pas troubler les rêves du quartier. J'ai fait tourner la clef de contact pour réveiller le moteur.

     Voilà, je roule vers toi. Ma nuit était agitée, j'ai encore sommeil. Le thermo de café est plein, ce ne sera pas de trop. La voiture glisse dans la descente vers le premier rond-point, puis troisième sortie vers la nationale. J'accélère. Dans la lumière des phares, les fantômes des arbres viennent vers moi puis disparaissent dans mon passé. Je peste contre un conducteur aux feux mal réglés, qui m'éblouissent. Une dizaine de kilomètres et voici le panneau bleu de la bretelle d'autoroute. J'allume la radio sur Autoroute FM – 107,7 MHz, plutôt pour la compagnie que pour les infos ; le trajet devrait être tranquille.

     Quand, près de mon oreiller, mon téléphone portable a sonné la fin de mon sommeil, peut-être étais-tu déjà debout, sans réveille-matin : tu sais que je rentre aujourd'hui. L'attente dans cette journée plus tôt commencée te sera d'autant plus longue. Mais mon idée est peut-être fausse, et tu dors. J'étais parti sans toi. C'est rare. Quand on s'absente à grande distance, vous semble-t-il comme à moi que le temps s'étire ? On revient en étant parti quoi ? une semaine ? ou deux ? Et au retour, plus on approche de l'endroit qu'on connaît tant, plus on cherche, sans trop s'en rendre compte, des détails de ce qui a pu changer, la distance semblant distendre le temps. Et puis non, pas de surprise, comme si, malgré nos nouveaux souvenirs d’ailleurs et leurs preuves tangibles, notre absence n'avait pas eu lieu.

    

     Après la barrière de péage, je règle le limiteur de vitesse sur 120, je n'irai pas au-delà. Il est encore tôt mais les poids lourds sont nombreux. Je pense que leurs chauffeurs font un métier de forçats. Après une heure trente, j'ai l'impression que ma nuit, au sommeil écourté, me poursuit et tente de me rattraper. Inutile d'accélérer pour la semer. Il vaut mieux faire profil bas et s'arrêter pour échapper au pouvoir hypnotisant de l'autoroute, voire le quitter ; ce sera plus long et tu m'attendras plus tard. Faut-il être pressé ? Le plaisir n'est-il pas aussi de tarder dans une attente confiante ? Est-ce que tu le penserais aussi ? Je ne le crois pas ; il est sûr maintenant que tu es debout, deux tasses de café fumant sur la table (c’était machinal, la mienne pourra bien refroidir), qu’à travers la vitre tu scrutes le ciel. En pensée je suis derrière toi et je vois par-dessus ton épaule ta main suspendue à la crémone, je sais ton regard déjà dirigé vers le portail que tu iras ouvrir bientôt, bien trop tôt, pour que je n'aie pas à descendre de voiture quand il sera temps.

     Les kilomètres défilent. Sur les aires de repos, des parents portent leurs enfants encore engourdis de sommeil vers les toilettes. Les douches accueillent des routiers qui plaisantent. Je repars vers toi.

     Voilà que l'autoroute, infernale, est derrière moi. À ma gauche, le soleil est levé, et compose entre mon déplacement et les troncs de platanes centenaires un jeu de lumières à l'effet stroboscopique, qui me fait mal aux yeux. Ici aussi les camions sont nombreux et pour y échapper je vire bientôt à droite pour apprécier une départementale dont la bande sinueuse s'infiltre dans un pays de collines. Se cachent et se dévoilent en alternance ici quelque ruine sur un éperon rocheux, là la flèche de quelque clocher, symbole annonciateur de multiples vies humaines, dans les maisons de pierres agglomérées alentour. Quelles peuvent être ces vies, cachées, secrètes, ces bonheurs, ces espoirs, ces douleurs, derrière les rideaux ? Tout existe, partout et simultanément.

     Au fur et à mesure de mon avancement, les détails d’abord compressés dans les perspectives s’approchent et s’agrandissent. C’est toute une bibliothèque pleine d’histoires qui s’ouvre à mon approche, à la façon d’un livre en relief dont les pages se déploient puis se replient après mon passage, décrivant sans cesse des milliers de vies inconnues et aussi importantes pour chacun que l’est pour moi le trajet d’aujourd’hui. Ici, des enfants sourient dans le dernier rêve de leur nuit alors que le bol de céréales est déjà prêt sur la table. Là, dans un lit de souffrance, le dernier flot d’une âme tant aimée se retire, dernière marée basse, de la main décharnée, ne laissant que le sable des souvenirs. Ailleurs, des corps halètent et ruissellent dans un doux combat, pieds de nez à la mort, pour inventer l’avenir. Et puis, le tain d'un miroir ingrat reflète les séquelles mal maquillées d'un bonheur raté. Certains rient quand d'autres pleurent. J'y pense, mais j'en fais vite abstraction car, pleinement je vis, en roulant vers toi.

     J'ai un pouvoir considérable : j'appuie sur l'accélérateur d’un objet immobile, je presse sur la pédale et c’est le monde qui vient à ma rencontre. Mes roues et nos retrouvailles prochaines font tourner la planète et tout ce qu'elle porte pour te rapprocher de moi selon mon désir. Les oiseaux, les cathédrales, le sable des déserts, les fous, les gueux, les océans, les fourmis et les présidents me croisent à 80 Km/h puis sans scrupules je les oublie dans le rétroviseur, parce que je roule vers toi.

     Aujourd’hui, bientôt, j’arriverai. Tu entendras les cailloux crisser sous les pneus. Je prendrai le temps de redescendre pour fermer le portail. Ta main lâchera la maison pour m’accueillir. La page en relief de notre livre préféré s’ouvrira de nouveau, et après une embrassade, notre pudeur nous fera dire les banalités d’usage de nos esprits simples : nos journées passées, le jardin, le courrier reçu, mon trajet. Tout ira bien. Tout va bien. Je roule vers toi.

       Voilà, je traverse la ville toute proche où nous faisons nos courses habituelles, notre ville de référence. Je passe devant les affiches de son seul cinéma, où nous n’allons jamais séparément, en pensant que nous y viendrons dès demain. Tout me semble plus beau que d’habitude. Les 10 derniers kilomètres, j’arrive…

       Je dois prendre mon trousseau de clefs pour ouvrir le portail, puis la porte d’entrée. La maison est froide. Je ne sens pas l’odeur du café fraîchement passé. Sur le coin de la table, un feuillet, arraché du carnet à spirale : « Je suis au cinéma. Ne m’attends pas, mais laisse le portail ouvert. »

       Oui, mais… quand même ...