Dans ma boîte en carton

DANS MA BOÎTE EN CARTON

 

Le onze décembre deux mil six, à Roubaix, dans ma boîte en carton, je m’ennuie.

 Dans ma boîte en carton, sagement disposée avec les autres sur son étagère, comme les cellules d’une prison d’où rien ne dépasse, j’attends. Je suis coincée entre une liquidation de communauté et un dépôt de pièces lourd comme un camion, avec sa remorque d’annexes. Je n’ai rien à dire à ces voisins si différents de moi, parce que je suis la minute d’un contrat de mariage, ce qui suggère le bonheur, la gaieté, les cloches qui battent à la volée, les coupes qui tintent… Non, je ne leur ressemble pas, ils ne peuvent pas me comprendre. Je crois être la seule à avoir une conscience dans cet univers en sous-sol, fait d’avenues étroites que je devine à peine à travers le hublot sans verre de ma boîte en carton. Je sais pourtant la présence d’une foule de l’autre côté de l’avenue, et dans bien d’autres encore. Alors, comment faire savoir que j’existe ? Ohé, du carton ! Mais mon appel est virtuel et aucun son ne sourd des cartons hélés… Monde du silence dont aucun Cousteau ne révèlera la conscience. J’ai bien essayé plusieurs fois, aux passages de cet idiot d’archiviste, de passer un bras par le hublot sans verre de mon sous-marin sans mer pour lui chopper la manche… mais je n’ai pas de bras.

 Un jour pourtant, il m’est arrivé une grande aventure. Un bruit est venu plus près que d’habitude, de plus en plus près. Un doigt s’est introduit dans le hublot sans verre de ma boîte en carton. Ma cellule de prison a glissé, a basculé dans le vide, je fus prise de vertige, puis extirpée de ma boîte d’où un voyage s’est prolongé, de couloirs en escaliers. " Libre ! Enfin libre ! " me dis-je tout en finissant de me poser en douceur, comme un planeur, sur un sous-main confortable dans une ambiance feutrée et des odeurs de cuir. On m’a ouvert. L’éclairage m’éblouissait. Mes articulations étaient douloureuses, mais si c'était le prix à payer pour m'échapper…

 J’ai bien senti le regard averti du notaire sur ma première page au coin de laquelle, à la plume, il griffonna une mention ; j’avais oublié cette sensation, ça m’a chatouillée. On s’intéressait enfin à moi.  J’étais utile. J’étais heureuse.  J’avais envie d’appeler " Papa " l’auteur de ces quelques mots dont je ne savais pas lire le reflet inversé dans ses lunettes. Je lui étais d’autant plus reconnaissante qu’il prit le soin de se relire à haute voix : " Changement de régime matrimonial, adoption du régime taratata… Maître Machin Chose… blabla… " Il m’a fallu plusieurs secondes pour réaliser que tout s’effondrait pour moi. L’encre de cette sentence à peine séchée, j’avais déjà regagné ma cellule maudite. Moi, si fière de ce que j’avais toujours été, me sentais maintenant humiliée par mon lourdaud voisin dépôt de pièces et cette belliqueuse liquidation de communauté. Je sus que si je devais ressortir, ma lecture n’irait jamais plus loin que ces traîtres mots griffonnés entre deux rendez-vous, à moins que mes comparants aient l’idée de se séparer, ou celle de mourir, et le seul fait d’y penser m’était déjà un dilemme, alors, mise au rebus, sans âme, et pourtant pas sans état d’âme, je n’avais plus qu’à reprendre mon attente, avec cette voisine belliqueuse qui maintenant me susurrait que je ressemblais à sa mère.

 Je me souviens, quand j’étais jeune, j’ai été clonée, ma jumelle expédiée chez mes comparants. Elle, plus que moi, aura vu du pays, et elle, plus que moi, aura peut-être la chance d’une nouvelle vie, quitte a être coupée en morceaux pour rédiger au dos la liste des courses de la semaine, ou bien barbouillée par le dernier rejeton de ce versatile mariage.

 Je rêve qu’un jour, de ma prison le ciel s’ouvre, que mes pages se déploient comme les ailes d’un papillon, pour aller flirter, au gré des vents, avec les abat-sons de la première église qui sonnera les termes d’un nouveau mariage…

Dont acte, sous saints déprimés, rédigé sur trois pages, avec trop de maux inutiles, mais sans ratures.